Raté, tragiquement raté par Joëlle Meskens: Le Soir de Belgique

Jacques Chirac comptait sur l’Europe pour entrer dans l’Histoire.
Mais il est trop éloigné des réalités sociales pour convaincre.

Autant en emporte le non. En balayant la Constitution, les Français n’ont pas seulement fait un pied de nez à l’Europe. Ils viennent aussi de solder les années Chirac. Dix ans après son arrivée à l’Elysée, le président espérait – enfin ! – marquer l’Histoire. Après un premier mandat gâché par la dissolution manquée de 1997, après une réélection en trompe-l’œil en 2002 (82 % face à Le Pen au second tour mais moins de 20 % au premier), ce référendum devait redorer l’image d’un chef d’Etat au bilan jusqu’alors inconsistant. Raté, tragiquement raté.

Jacques Chirac en sort carbonisé. Non seulement le chef de l’Etat perd son pari européen, mais il reçoit de surcroît en plein visage l’échec d’une décennie entière d’impuissance. En 1995, il avait fait de la lutte contre la fracture sociale sa priorité. Jamais ce fossé n’est apparu plus profond qu’aujourd’hui. Appelons cela comme on veut. Les termes de “France d’en haut” et de “France d’en bas”, si chers à Jean-Pierre Raffarin, sont méprisants. Mais le divorce est là, consommé, entre l’élite et le peuple. La campagne a montré de façon spectaculaire comment le oui se recrutait surtout parmi les catégories sociales les plus aisées et comment le non avait la préférence des ouvriers et des précaires.

La France n’est plus ce qu’elle était. Si elle est encore la cinquième puissance économique du monde, elle a cessé d’être une grande puissance politique, même si la crise irakienne lui a donné l’illusion durant quelques mois qu’elle pouvait faire plier les Etats-Unis. Elle est surtout devenue un pays où l’on souffre. Où deux millions et demi de chômeurs désespèrent de trouver un emploi. Où les SDF sont si nombreux qu’on ne les regarde même plus. Où l’on ne prend même plus de précaution pour édicter des politiques d’un cynisme inimaginable. La semaine dernière, le gouvernement a autorisé la location de chambres de moins de 9 mètres carrés, jusqu’alors considérés comme des logements indécents et insalubres. Et ces cagibis se louent à prix d’or. Personne n’avait jusqu’alors eu cette indécence.

Le chef de l’Etat n’a pas senti à quel point son pays souffrait. Il n’a pas eu les mots pour expliquer en quoi l’Europe pouvait redessiner un avenir (sauf peut-être durant sa dernière intervention solennelle, le 26 mai, mais trop tard). Il n’a pas su réinventer le geste magnifique de Mitterrand saisissant la main du chancelier Kohl à Verdun. Ce n’était pas impossible. Une Simone Veil, un Valéry Giscard d’Estaing, un Jacques Delors sont parvenus à faire passer l’émotion. La réalité, c’est que l’Europe n’a jamais fait vibrer Jacques Chirac. Et qu’il a cru s’en servir pour asseoir son propre dessein. Mais, même de ce seul point de vue tactique, il a lamentablement échoué. Parce qu’il n’a pas compris qu’aucun référendum ne pouvait être gagné avec un gouvernement aussi impopulaire et qu’il aurait fallu, au minimum, procéder à un remaniement avant la campagne. Bien sûr, il n’est évidemment pas seul responsable de ce désastre.

Combien se sont sentis autorisés à prendre l’Europe en otage de leurs éternelles obsessions politiciennes ? Qui croira un Fabius, cet homme autrefois si libéral qu’on le surnommait le “Blair français”, pourfendeur aujourd’hui de la “concurrence libre et non faussée” ? Qui n’aura vu que Sarkozy a mené campagne ma non troppo en espérant secrètement que Chirac se plante ? L’Europe peut bien se faire ou se défaire. A Paris, on se moque de ce qui se passe hors des frontières. Pourvu qu’on ait le dossard, cette étiquette ridicule et obsessionnelle, pour la course élyséenne. Le Château, plutôt que la grande Europe… Ces plans sur la comète présidentielle de 2007 sont d’autant plus indignes que, après la profonde fracture du pays, le magnifique débat de fond qui a agité la population est la deuxième leçon que l’on retient de ce référendum. Il y a bien longtemps que les Français ne s’étaient pas à ce point passionnés pour la chose politique. Hélas, après le séisme du 21 avril 2002, où la qualification de Le Pen en finale de la présidentielle obligeait la classe politique à une thérapie de choc, force est de constater que ce sont les électeurs et non les décideurs qui en ont les premiers tiré la leçon. Si la France provoque aujourd’hui un tel choc en Europe, c’est aussi parce que l’offre n’y a pas été à la hauteur de la demande politique.

Jacques Chirac, grand laudateur du “pacte républicain” mais qui n’avait jusqu’alors théorisé que l’agitation politique, avait déjà gâché deux mandats. Il vient aussi, tristement, de rater sa sortie.